Blood Shell Chap 2: La revenante

Son souffle est ardent, ses poumons brasiers Zhang arrive en haut de l'échelle. Forcément, seize ans sans faire de sport, ça laisse la porte ouverte aux courbatures. Les paumes collées au sol, la dame essaye de maintenir sa bile à l'intérieur. Son estomac s'est réveillé et il hurle comme un nouveau-né. La tête lui tourne lorsqu'elle sent l'odeur des nouilles chaudes. Des nouilles ? Zhang réalise seulement qu'elle se trouve dans la réserve d'un petit restaurant. Malgré l'obscurité relative, les yeux acérés parviennent à distinguer les formes dans l'espace. L'anomie règne dans la minuscule pièce, armoires, casseroles, paquets gisent au sol. Tout porte à croire que le doc a osé résister un peu. Après un rapide demi-tour Zhang comprend que le congélateur renversé couvrait la trappe de laquelle elle sort. L'odeur est encore plus forte, le cerveau de Zhang est descendu dans son estomac pour le remplir un peu. Sans se poser d’autres questions, elle fonce vers la porte.
NON.
Son instinct fige sa main sur la poignée. Les triades n'enverraient pas que trois hommes pour l'héritière du Blood Shell.
Une arme est apparue dans les griffes de la jeune-vielle femme, elle ne sent plus la nourriture, mais la transpiration acide de trois mâles alpha derrière la porte. L'œil de tigre s'imbrique dans la fente de la porte. Il voit la petite salle de réception dans laquelle se trouvent un canon scié, deux magnums et trois personnes pour les tenir. Il paraît que l'uniforme rassure celui qui la porte, aussi les brutes arborent des sourires nonchalants dans leurs complets bleus sertis d'un brassard de police. « La toque ne fait pas le cuisinier » dit un souvenir à Zhang. Ce genre de déguisement suffit pour voler les naïfs, mais pas pour tromper un fruit de la triade. La dame de fer sert les crosses et prend de grandes inspirations afin d'aérer sa matière grise. Sa « chambre » devait être insonorisée, les bœufs sont encore persuadés que leurs collègues anesthésient une cible inconsciente, sans se douter de la tournure qu'ont pris les événements. Elle doit profiter de l'initiative.
Dernier souffle, Zhang se jette dans la pièce en faisant cracher ses canons. Un crâne a éclaté quand elle glisse sur le sol. Elle s'esquinte l'épaule et se maudit d'avoir manqué sa cible. Le canon scié est déjà tourné vers elle. La blessée roule en bousculant les tables, les abris de fortunes explosent en poinçonnant sa peau d'échardes. Un deuxième coup démolit la table restante et projette l'assaillante contre le bar. Le canon est vide, mais son allié prend le relai, le magnum tire pour tuer.
Le temps s'arrête.
Zhang la voit. Dehors, les gouttes ne tombent plus. Les mouches comme le temps suspendent leurs vols. Zhang la voit, elle. Un éclat de bois refuse de toucher le sol de même que les cartouches du canon scié. Zhang la voit, elle, la perle. L'air ne vibre plus, son propre cœur a oublié de battre. Zhang la voit, elle, la perle de plomb qui l'a endormi. Celle qu'elle voulut esquiver pendant toutes ses nuits, la balle qui arrive sur son crâne. Zhang penche la tête.
Le temps reprend son court
Il y a un trou à côté de son lob d'oreille, Zhang a esquivé la balle. Elle tend son arme vers le magnum sans intention de tirer. Le six-coup fait fit de la politesse et vomi encore deux projectiles vers elle. Le temps s'arrête et ne semble pas vouloir reprendre du service tant que les balles auront pour destination le crâne de la jeune dame. Une fois de plus Zhang évite les perles de plomb. Consciente de son pouvoir, elle commence à rire. Elle rit, rigole, se marre, s'esclaffe et s'effondre. Elle rit en abattant le canon scié qui venait de recharger ; elle rigole en exécutant le magnum apeuré ; elle se marre en enjambant leurs cadavres. Elle s'esclaffe en sortant du restaurant couverte de coupures et de sangs mêlés. Elle s'effondre en regardant l'océan qui la juge.
L'instinct a rempli sa part, il laisse les commandes aux émotions, elles envahissent le corps de Zhang qui est prise de convulsions. Il y a un embouteillage dans ses circonvolutions. Peur, doute, culpabilité, martèlent son âme. Zhang n'a que seize ans, elle est effrayée par ce qu'elle vient de faire. Elle jette les armes dans l'immensité bleue comme une gamine cacherait son lance-pierre sous le tapis. L'endroit est isolé au sud-ouest de la ville, c'est un bout de port couvert par les bâtiments terrestres qui attendent les bâtiments marins. La clientèle du restaurant est encore en mer, il n'y a personne aux alentours pourtant Zhang a l'impression que le monde entier la regarde. Ce n'est pas l'instinct de la tueuse qui l'a fait courir, mais celui de la gamine. Les jambes ne pensaient pas devoir faire un marathon, mais Zhang est sourde à leurs complaintes. Elle court le plus vite possible, le plus loin possible. Elle va retrouver son père, retrouver sa mère, sa maison, sa vie d'avant.
Elle court jusqu'à se fissurer les poumons. Quelqu'un l'a vu, elle est suivie. Une grande dame la poursuit avec détermination. Zhang redouble d'efforts, mais sa poursuivante ne se laisse pas distancer. La petite grande fille multiplie les tours et les détours. Mais la femme la retrouve toujours au coin d'une vitrine. Zhang court encore malgré ses rotules qui flanchent et son cœur au bord du burn-out. Elle supplie son corps de lui offrir un dernier sprint pour échapper à la dame pâle. Dans un ultime effort, Zhang traverse le vent en piétinant le sol de ses plantes, sous le regard circonspect des citoyens. La dame n'est plus là. Victorieuse, la petite fille s'appuie contre la vitre d'une boutique de vêtement. La dame est face à elle. La petite Zhang n'a plus la force de hurler ni de partir. Elle regarde silencieusement une femme d'une trentaine d'années à la peau pâle. La grande dame est prisonnière de la vitre et contemple Zhang comme Zhang la contemple. « Qui es-tu? » Adresse la jeune femme à son reflet. « Who are you? » Répète-t-elle encore. Les doigts tremblants caressent l'image sur la vitre.
« Who are you ? ». Mais elle le sait déjà. Elle a cligné des yeux et seize années ont passé. Le poids de L'ellipse s'abat sur les épaules de la jeune dame qui flanche et s'effondre inconsciente au milieu de la ville.

Te voilà vieille avant d'avoir été jeune, tu n’as pas perdu toute ta vie seulement tes plus belles années. Comme le monde doit te paraître étrange maintenant. Tu dois te croire en plein film de science-fiction. Tout le monde a l’air déguisé. Mais ce n'était pas le cas des trois policiers que tu as perforé, tout à l’heure.

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